Communiquons n°278 - Dimanche 1er Mai 2016

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La Miséricorde chez les Pères de l'Eglise

Le monde antique ignorait la miséricorde. Ce qui caractérise les chrétiens des premiers siècles au sein de leurs contemporains, c’est cela : la pratique de la charité, le pardon, la miséricorde. Petit florilège entre le II° et le VI° siècle.

Eucharistie et assistance à ceux qui sont dans le besoin

Le jour que l’on appelle jour du soleil tous ceux des villes ou des campagnes se rassemblent en un même lieu ; on y lit les mémoires des apôtres ou les écrits des prophètes, autant qu’il est possible. Puis, quand le lecteur a fini, celui qui préside l’assemblée prend la parole pour nous adresser des avertissements et nous exhorter à l’imitation de ces beaux enseignements. Ensuite nous nous levons tous ensemble et nous prions à haute voix ; et, comme nous l’avons dit plus haut, lorsque nous avons achevé notre prière, on apporte du pain, ainsi que du vin et de l’eau, et celui qui préside fait monter vers le ciel prières et actions de grâces, autant qu’il le peut, et le peuple exprime son accord par l’acclamation : Amen. Puis a lieu la distribution et le partage, et chacun reçoit une part de l’eucharistie ; on envoie aussi une part aux absents par le ministère des diacres. Ceux qui le peuvent et qui veulent donner donnent librement ce qu’ils veulent, chacun ce qu’il veut, et ce qui est recueilli est déposé auprès de celui qui préside ; c’est lui qui assure des secours aux orphelins et aux veuves, à ceux qui sont dans le besoin du fait de la maladie ou de quelque autre cause, ainsi qu’aux prisonniers et aux étrangers ; en un mot, il est « secouriste » de tous ceux qui sont dans le besoin.

S. Justin, Apologie (vers 150)

« Voyez comme ils s’aiment »

Il existe chez nous une sorte de caisse commune : mais elle n’est pas formée par des honoraires versés par les élus, comme si [les charges de] la religion était mises aux enchères. Chacun paie une cotisation modique, à un jour fixé par mois ou quand il veut bien, et s’il le veut et s’il le peut. Car personne n’est forcé. On verse librement sa contribution. C’est là comme un dépôt de la piété. Et on n’y puise pas pour des festins ni des beuveries, ni pour de stériles ripailles, mais pour nourrir et inhumer les pauvres, pour secourir les garçons et les filles qui n’ont ni fortune ni parents, puis les serviteurs devenus vieux, et aussi les naufragés ; et si [des chrétiens] souffrent dans les mines, les îles, ou en prison, uniquement pour la cause de notre Dieu, ils deviennent les nourrissons de leur foi.
Mais n’est-ce pas surtout cette pratique de la charité qui nous imprime aux yeux de beaucoup une marque infamante ? « Voyez, disent-ils, comme ils s’aiment les uns les autres ! » - car eux se détestent les uns les autres ; « voyez comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres ! » - car eux sont plutôt prêts à se tuer les uns les autres. Le nom même de « frères », par lequel nous nous désignons, les fait délirer : il est vrai que chez eux, même les noms de parenté ne sont donnés que par une affection simulée ! Mais combien plus digne est-il de considérer de d’appeler frères ceux qui reconnaissent un même Dieu pour Père, qui boivent au même esprit de sainteté, qui sont sortis du même sein de l’ignorance pour renaître, émerveillés, à la même lumière de la vérité !

Tertullien, Apologétique XXXIX 1-9 et 16-18 - (197)

La charité au temps des martyrs : Saint Laurent

Voici quel était l’or que le saint martyr Laurent réservait pour le Seigneur. Comme on lui demandait les trésors de l’Eglise, il promit de les révéler. Le lendemain, il amena des pauvres. On l’interrogea : où étaient ces trésors qu’il avait promis ? Il montra les pauvres en disant : « voilà les trésors de l’Eglise ». Et ce sont vraiment les trésors, en qui le Christ est présent, en qui la foi au Christ habite. L’apôtre le dit bien : nous portons un trésor dans des vases d’argile. Quel plus beau trésor peut avoir le Christ, que ceux en qui il a lui-même dit qu’il résidait ? C’est bien ce qui est écrit : j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez accueilli. Et plus loin : ce que vous avez fait à l’un d’eux, c’est à moi que vous l’avez fait. Quel plus beau trésor peut avoir Jésus que ceux en qui il aime être reconnu ? Ce sont ces trésors qu’a révélés Laurent, et il a remporté la victoire, parce que le persécuteur ne pouvait pas les lui enlever.

Ambroise de Milan, De officiis, II, 28. (vers 380)

Avec la pratique de la charité, ce qui caractérise le chrétien, c’est le pardon. Ecoutons Cyprien de Carthage dans son commentaire du Notre Père :

Le pardon, condition de la prière 

Le Seigneur précise les conditions de son pardon : il nous oblige à remettre nous-même nos dettes à nos débiteurs, comme nous, nous demandons qu’on nous remette les nôtres. Nous ne pouvons demander la rémission de nos péchés que si nous agissons de même à l’endroit de nos débiteurs. Il dit ailleurs : la mesure avec laquelle vous mesurez servira pour vous mesurer (Mt 7,2). Le serviteur a qui le maître avait remis toutes ses dettes mais qui ne voulut pas agir de même à l’égard d’un de ses compagnons est jeté en prison. Il n’a pas voulu pardonner à son compagnon, et il perd le pardon déjà acquis de son maître. Dans ses préceptes, le Christ enseigne cette vérité avec une vigueur sévère. Quand vous êtes debout pour prier, pardonnez si vous avez quelque chose contre quelqu’un, afin que votre Père, qui es dans les cieux, vous remette aussi vos péchés. Si vous ne pardonnez pas, votre Père qui est dans les cieux ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. (Mc 11, 25-26)
Tu n’auras donc pas d’excuse au jour du jugement, quand tu seras jugé sur ta propre conduite : tu subiras ce que tu auras fait subir. Dieu nous prescrit de garder la paix et la concorde dans sa maison, et de vivre selon les lois de la nouvelle naissance ; devenus fils de Dieu, nous devons sauvegarder la paix de Dieu. A l’unité de l’Esprit, doit correspondre l’unité des âmes et des cœurs. Dieu n’accepte pas le sacrifice des fauteurs de désunion, il les renvoie de l’autel pour que d’abord ils se réconcilient avec leurs frères : Dieu veut être pacifié avec des prières de paix. La plus belle oblation pour Dieu est notre paix, notre concorde, l’unité dans le Père, le Fils et l’Esprit-Saint de tout le peuple fidèle. 

Cyprien de Carthage, Commentaire du Notre Père (vers 250)


L’itinéraire de saint Augustin nous est bien connu : la naissance à Thagaste en 354, l’adolescence inquiète, la découverte de la philosophie et l’abandon de la foi chrétienne pour le manichéisme ; la venue à Milan, la rencontre de l’évêque Ambroise, le baptême à Pâques 387 … Puis, de retour en Afrique,l’acceptation de la charge presbytérale(391), puis de celle d’évêque d’Hippone (395), jusqu’à sa mort le 28 août 430. Dans ses sermons au peuple comme dans ses commentaires de l’Ecriture, Augustin, fort de son expérience personnelle, ne cesse de proclamer, face à la misère de l’homme, l’infinie miséricorde.


L’oiseau tombé du nid

J’osais chercher dans les Ecritures Saintes comme un orgueilleux ce que l’on peut y trouver seulement quand on est humble. Combien plus heureux êtes-vous aujourd’hui, avec quelle sérénité et quelle sécurité vous apprenez, vous tous qui êtes encore petits dans le nid de la foi et qui recevez la nourriture spirituelle ! Moi au contraire, malheureux, me croyant capable de voler, j’ai laissé le nid et je suis tombé avant même de pouvoir voler. Cependant, pour m’épargner d’être foulé par les passants et pour m’arracher à la mort, la miséricorde du Seigneur m’a recueilli et m’a replacé dans ce nid.

Sermon au peuple, 51, 6

Que signifie la miséricorde

Je désire vous offrir, chers frères, quelque avertissement sur la valeur de la miséricorde. Bien que je sache par l’expérience votre disponibilité à toute œuvre bonne, il est cependant nécessaire qu’à ce sujet j’aie avec vous un entretien particulièrement important. Voyons donc ce qu’est la miséricorde. Ce n’est rien d’autre que le fait de prendre dans son cœur un peu de la misère d’autrui. Le terme « miséricorde » découle de la souffrance pour « celui qui est dans la misère ». Les deux mots de « misère » et de « cœur » sont présents dans ce mot. Quand ton cœur est touché, ému par la misère d’autrui, telle est alors la miséricorde. Faites cependant attention, mes frères, que toutes les œuvres bonnes que nous faisons dans l’existence concernent véritablement la miséricorde. Par exemple, lorsque tu donnes du pain à celui qui a faim, donne-le lui avec tout ton cœur, et non avec négligence, pour ne pas traiter comme un chien l’homme qui est ton semblable. Donc, quand tu accomplis un acte de miséricorde, comporte-toi ainsi : si tu donnes un pain, partage la peine de celui qui a faim ; si tu donnes à boire,  partage la peine de celui qui a soif ; si tu donnes un vêtement, partage la peine de celui qui n’a pas de vêtement ; si tu donnes l’hospitalité, partage la peine de celui qui est sur la route ; si tu visites un malade, partage la peine de celui qui est atteint de la maladie ; si tu vas à des funérailles, sois triste pour le mort, et si tu mets la paix entre des adversaires, pense à l’angoisse de celui qui a un litige. Si nous aimons Dieu et notre prochain, nous ne pouvons pas faire tout cela sans avoir de peine dans le cœur.
Sermon 358 (Morin, 5)

Magna miseria et magna misericordia

Voilà ce que fit le Seigneur aux juifs, lorsque ces derniers lui amenèrent la femme adultère et lui tendirent un piège pour le mettre à l’épreuve, réussissant à tomber eux-mêmes dans le piège tendu. Ils lui dirent : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or, dans la loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, que dis-tu ? Ils tentèrent d’enfermer la Sagesse de Dieu dans un double piège : si Jésus avait ordonné de la tuer, il aurait perdu sa réputation de mansuétude ; tandis que s’il avait ordonné de la libérer, ils auraient pu l’accuser de violer la loi.
Et donc, sans le dire, il ne répondit pas : soit ne la tuez pas, soit ne la libérez pas, mais : Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre. La loi qui ordonne de tuer l’adultère est juste ; mais cette loi juste demande des ministres innocents. Vous qui accusez celle que vous avez amenée, regardez qui vous êtes en vous-mêmes. Eux, après avoir entendu cela, s’en allaient un par un, commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme, toujours là, au milieu. Restèrent celle qui était blessée et le médecin, restèrent la grande misère et la grande miséricorde.
Ceux qui l’avaient conduite furent saisis de honte, mais ils ne demandèrent pas pardon ; celle qui avait été conduite fut troublée et fut guérie. Le Seigneur lui dit : Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? Elle répondit : Personne, Seigneur. Et Jésus lui dit : Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais, ne pèche plus […] En raison de sa grande miséricorde, Dieu a donc eu pitié de cette femme, et c’est ainsi que s’exprime le psalmiste, c’est ainsi qu’il demande, c’est ainsi qu’il s’exclame et c’est ainsi qu’il gémit. C’est ce que ne voulurent pas faire ceux qui présentaient au Seigneur l’adultère. Ils reconnurent aux paroles du médecin leurs blessures, mais ils ne demandèrent pas au médecin le traitement. Ils sont ainsi, ceux qui n’ont pas honte de leurs péchés, mais qui ont honte d’en faire pénitence ? Ô incroyable folie ! N’aie pas honte de tes blessures, et n’aie pas honte des pansements de tes blessures. Ne sont-elles pas plus nauséabondes et plus putrides lorsqu’elles sont à nu ? Confie-toi donc au médecin, convertis-toi, et exclame-toi avec le psaume : Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi. 

Commentaire sur le Ps. 50

L’évêque Césaire d’Arles est l’un de ceux qui ont introduit la vie monastique en Occident. Mais il a été aussi un pasteur très soucieux d’être compris de son peuple. Il nous parle ici très simplement de la miséricorde :

Miséricorde terrestre et miséricorde céleste 

Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde (Mt 5,7). Miséricorde est un mot bien doux à entendre, mes frères. Et si le mot est doux, combien douce est la réalité elle-même ! Tous les hommes, certes, veulent en bénéficier, mais ils ne mettent malheureusement pas tout en œuvre pour l’acquérir. Car si tous veulent recevoir la miséricorde, bien peu veulent la donner. De quel droit oses-tu demander ce que tu refuses de donner ? Il doit faire miséricorde en ce monde, celui qui compte recevoir le ciel. Et c’est pourquoi, mes frères, puisque nous voulons tous la miséricorde, faisons d’elle notre protectrice en ce monde afin qu’elle nous libère dans le monde à venir. Car elle est dans le ciel, la miséricorde, selon ce mot de l’Ecriture : Seigneur, ta miséricorde est dans les cieux ; et l’on parvient jusqu’à elle par des actes de miséricorde sur la terre.
Il y a donc la miséricorde terrestre et la céleste, l’humaine et la divine. Quelle est la miséricorde humaine ? C’est celle qui se penche sur la misère des pauvres. Et quelle est la miséricorde divine ? C’est sans doute celle qui accorde le pardon des péchés. Ce que la miséricorde humaine donne sur le chemin de cette vie, la miséricorde divine le rend dans la patrie. En effet, Dieu a froid et faim ici-bas dans tous les pauvres, comme il le dit lui-même : Toutes les fois que vous avez fait cela à l’un des plus petits des miens, c’est à moi que vous l’avez fait. (Mt 25, 40). Oui, Dieu qui donne généreusement du ciel veut recevoir sur la terre.
Qui sommes-nous donc, nous qui voulons recevoir quand Dieu donne et refusons de donner quand il demande ? Lorsqu’un pauvre a faim, c’est le Christ qui est dans le besoin, comme il l’a dit lui-même : J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger (Mt 25, 42). Ne néglige donc pas la misère du pauvre, si tu veux fonder un espoir de pardon pour tes péchés. En ce moment, le Christ lui-même a faim et soif en la personne de tous les pauvres. Et ce qu’il reçoit sur la terre, il le rend au ciel. Je vous le demande, mes frères, que voulez-vous ou que cherchez-vous quand vous venez à l’église ? Quoi, si ce n’est la miséricorde ? Donnez celle de la terre et vous recevrez celle du ciel. Le pauvre te demande une bouchée de pain, et toi, tu demandes à Dieu la vie éternelle. Donne au pauvre pour mériter de recevoir du Christ. Ecoute-le te dire : Donnez, et on vous donnera (Lc 6, 38). Je ne puis comprendre comment tu oses prétendre recevoir ce que tu refuses de donner.


S. Césaire d’Arles, Sermon 25, 1 (vers 503)