LA VIOLENCE, LA RAISON, LA FOI
J’ai beaucoup hésité à aborder les questions que soulèvent les évènements tragiques de cette semaine, car il me semblait au premier abord que ce ne sont pas les évènements extérieurs qui doivent déteindre sur la liturgie, mais plutôt la liturgie qui doit projeter sa lumière intemporelle sur les évènements extérieurs.
Mais il m’apparaît aussi que nous sommes tellement déterminés, conditionnés, par les médias et leurs deux armes absolues, l’émotionnel et le prêt à penser, qu’une réflexion à contre-courant est peut-être salutaire.
Ce qui s’est passé cette semaine à Charlie-Hebdo est inqualifiable. C’est évident. Tout attentat à la vie humaine est inqualifiable ; nous savons depuis les horreurs du XX° siècle que tuer un homme pour des raisons idéologiques, c’est mettre en péril l’idée même de l’homme.
Mais les violences qui se sont déroulées sur notre sol se produisent au quotidien depuis des semaines et des mois en Syrie et en Irak. Ont-elle provoquées le même sursaut d’indignation ? Des milliers d’hommes et de femmes massacrés pour leur foi auraient-ils moins d’importance que des journalistes tués pour leurs convictions ?
On ne peut qu’approuver le beau sursaut d’indignation et la belle unanimité dont notre pays fait preuve, mais pourquoi ne l’avoir pas fait plus tôt ? Je ne sais pas si nous sommes « tous Charlie », mais cela me réchaufferait le cœur d’entendre nos politiques et nos médias déclarer : « nous sommes tous des Chrétiens d’Orient ».
Il est bien entendu, également, qu’il ne faut « pas faire d’amalgame ». Non, certes, il ne faut pas faire d’amalgame. Mais cela veut-il dire qu’il est interdit de poser certaines questions ? Et que penser lorsque ces questions, ce sont des responsables de pays musulmans qui les posent eux-mêmes ?
Les médias français ne se sont guère fait l’écho du discours que le président égyptien, le maréchal Abdel Fatah El-Sissi, a prononcé le 3 janvier dernier devant la grande université islamique Al-Azhar, au Caire.
Les propos du président égyptien ont fait l’objet, en revanche, d’une longue récension dans l’Osservatore Romano, le journal du Saint-Siège. Voici quelques uns de ces propos, tels que cités par l’Osservatore Romano : « Le monde musulman ne peut pas être perçu comme une source d’angoisse, de péril et de mort par l’humanité entière. Nous devons écarter les pensées erronée, l’idéologie que nous avons sacralisées dans le cours des années récentes, et qui ont conduit le monde musulman à se rendre l’ennemi du reste du monde. Il n’est pas pensable qu’un milliard six cent millions de personnes puissent penser éliminer le reste des sept milliards d’habitants du globe pour vivre entre eux. Non, c’est impossible. Ce que je suis en train de dire, vous ne pouvez pas le comprendre si vous restez prisonniers de cette idéologie. Vous devez en sortir et juger de l’extérieur, si vous voulez éradiquer ce point de vue et le remplacer par une vision plus éclairée du monde. Vous devez vous y opposer avec détermination. Honorable imam (le grand cheikh d’Al Azhar), vous êtes responsable devant Dieu. Le monde entier attend votre réaction, parce que la communauté musulmane est déchirée, et court à sa perte, et sera détruite par l’œuvre de nos propres mains.»
Ce qui est encore plus surprenant, c’est que ces propos rejoignent exactement ce que déclarait – avec son habituelle lucidité – le pape Benoît XVI en décembre 2006, dans ses vœux à la Curie. Le Saint-Père, qui revenait de son voyage en Turquie, avait commencé par rappeler le respect dû à la religion musulmane, respect fortement affirmé par le concile Vatican II, mais il rajoutait : «Dans un dialogue à intensifier avec l'Islam, nous devrons garder à l'esprit le fait que le monde musulman se trouve aujourd'hui avec une grande urgence face à une tâche très semblable à celle qui fut imposée aux chrétiens à partir du siècle des Lumières et à laquelle le Concile Vatican II a apporté des solutions concrètes pour l'Eglise catholique au terme d'une longue et difficile recherche. Il s'agit de l'attitude que la communauté des fidèles doit adopter face aux convictions et aux exigences qui s'affirment dans la philosophie des Lumières. D'une part, nous devons nous opposer à la dictature de la raison positiviste, qui exclut Dieu de la vie de la communauté et de l'organisation publique, privant ainsi l'homme de ses critères spécifiques de mesure. D'autre part, il est nécessaire d'accueillir les véritables conquêtes de la philosophie des Lumières, les droits de l'homme et en particulier la liberté de la foi et de son exercice, en y reconnaissant les éléments essentiels également pour l'authenticité de la religion. De même que dans la communauté chrétienne, il y a eu une longue recherche sur la juste place de la foi face à ces convictions - une recherche qui ne sera certainement jamais conclue de façon définitive - ainsi, le monde musulman également, avec sa tradition propre, se trouve face au grand devoir de trouver les solutions adaptées à cet égard. Le contenu du dialogue entre chrétiens et musulmans consistera en ce moment en particulier à se rencontrer dans cet engagement en vue de trouver les solutions appropriées.»
Tout est dit : d’une part, «s’opposer à la dictature de la pensée positiviste qui exclut Dieu» de la sphère publique : comment s’étonner, ensuite, que la question des «droits de Dieu», pour ainsi dire, revienne dans nos sociétés de la façon la plus folle ? Que peuvent penser les musulmans d’un occident dans lequel ils ne voient, avec d’ailleurs un mélange de dégout et de fascination, qu’impiété et dépravation ? Si nous chassons l’Evangile de notre horizon, pourquoi nous étonner du règne de la violence ?
D’autre part l’islam doit accepter, comme le christianisme l’a accepté, et parfois fort douloureusement au cours du XIX° et du XX° siècle, de se laisser interroger par la raison critique. La foi n’a rien à craindre de la raison. La foi exige l’intelligence. J’ai besoin de comprendre pour croire – intellego ut credam – comme j’ai besoin de la lumière de la foi pour élargir mon intelligence : credo ut intellegam.
Mais laissez-moi vous lire aussi la conclusion du discours de Benoît XVI. Il nous ramène à l’évangile du temps de Noël, il nous ramène à la crèche – cette crèche que d’aucun voulaient exclure de l’espace public - et aux anges qui promettent la paix «aux hommes de bon vouloir» : «Cette paix qui est communiquée dans la liturgie est le Christ lui-même. Il se donne à nous comme la paix, comme la réconciliation au-delà de toute frontière. Là où Il est écouté se multiplient les îlots de paix. Nous, hommes, aurions voulu que le Christ bannisse une fois pour toutes les guerres, qu'il détruise les armes et établisse la paix universelle. Mais nous devons apprendre que la paix ne peut pas être atteinte uniquement de l'extérieur à travers des structures et que la tentative de l'établir par la violence ne conduit qu'à une violence toujours nouvelle. Nous devons apprendre que la paix - comme le disait l'ange de Bethléem - est liée à l'eudokia, à l'ouverture de nos coeurs à Dieu. Nous devons apprendre que la paix ne peut exister que si la haine et l'égoïsme sont surmontés de l'intérieur. L'homme doit être renouvelé de l'intérieur, et il doit devenir un homme toujours nouveau, différent. Ainsi, la paix dans ce monde demeure toujours faible et fragile. Nous en souffrons. C'est précisément pour cela que nous sommes d'autant plus appelés à nous laisser pénétrer intérieurement par la paix de Dieu, et à apporter sa force dans le monde. Dans notre vie doit se réaliser ce qui a eu lieu en nous dans le Baptême de façon sacramentelle: la mort de l'homme ancien et ainsi la renaissance de l'homme nouveau. Et nous prierons toujours à nouveau le Seigneur avec insistance: Réveille nos coeurs! Fais de nous des hommes nouveaux! Aide-nous afin que la raison de la paix l'emporte sur la folie de la violence! Fais de nous les messagers de ta paix !»
Abbé B. Martin