Cela est vrai pour chaque eucharistie, mais la liturgie du Jeudi Saint met l’accent, d’une manière toute particulière, sur « l’aujourd’hui » du mystère qui est célébré. « La nuit qu’il fut livré, c'est-à-dire aujourd’hui » « la veille du jour où il devait souffrir pour notre salut, c'est-à-dire aujourd’hui »[1]. La Sainte Cène que nous célébrons ce soir nous rappelle d’une manière plus particulière, plus forte, que « chaque fois que nous célébrons ce sacrifice en mémorial, c’est l’œuvre de notre rédemption qui s’accomplit ».[2] Le Catéchisme de l’Eglise Catholique le souligne à la suite du Concile de Trente : « Le sacrifice du Christ et le sacrifice de l’Eucharistie sont un unique sacrifice : c’est une seule et même victime, c’est le même qui offre maintenant par le ministère des prêtres qui s’est offert lui-même alors sur la croix ».[3] Habitués que nous sommes à la célébration eucharistique, nous ne nous rendons pas compte, ou si peu et si mal , de ce que cela signifie : « Le sacrifice du Christ et le sacrifice de l’Eucharistie sont un unique sacrifice » … Au début des années 1920, le jeune écrivain franco-américain Julien Green, fraîchement converti de l’anglicanisme, découvrait en même temps l’eucharistie catholique et l’indifférence pratique de ceux qui y assistaient ; il écrivait ces mots, un peu cruels, mais au fond assez justes : « Les personnes qui reviennent de la messe parlent et rient ; elles croient qu’elles n’ont rien vu d’extraordinaire. Elles ne se sont doutées de rien parce qu’elles n’ont pas pris la peine de voir […] Elles reviennent du Golgotha et elles parlent de la température »[4] Nous avons encore beaucoup à faire pour vraiment réaliser intérieurement tout ce qui s’accomplit en chaque eucharistie. En même temps la liturgie du Jeudi Saint, à travers l’évangile qui vient d’être proclamé et le geste du lavement des pieds, souligne aussi que toute eucharistie doit se prolonger par les gestes de l’humble service : Celui dont nous proclamons, en chaque eucharistie, la mort, la résurrection, et la présence à son Eglise jusqu’à la fin des siècles, veut aussi être présent « en chacun de ces petits qui sont ses frères ». « Chacun de vous s’attend à recevoir le Christ assis au ciel : voyez-le d’abord gisant sous les portiques ; voyez-le souffrant la faim et froid, voyez-le indigent et étranger », disait Augustin ; « En nous, le Christ est encore pauvre, le Christ est encore pèlerin, le Christ est malade, le Christ est emprisonné. » [5]
Je n’aurai garde d’oublier le ministère des diacres, qui est précisément de nous rappeler les gestes de l’humble service. Mais au centre de l’eucharistie, il y a d’abord le ministère des prêtres. Ainsi l’entendons-nous dans la préface de la Messe Chrismale : « C’est lui, [le Christ], qui choisit, dans son amour pour ses frères, ceux qui, recevant l’imposition des mains, auront part à son ministère. Ils offrent en son nom l’unique sacrifice du salut à la table du banquet pascal ; ils auront à se dévouer au service de ton peuple pour le nourrir de ta Parole et le faire vivre de tes sacrements ; ils seront de vrais témoins de la foi et de la charité, prêts à donner leur vie comme le Christ pour leur frères et pour toi ». Ces paroles expriment une mission très haute ; elles ne font que mieux ressortir les insuffisances, les faiblesses, les trahisons qui peuvent survenir. Les médias, dans les semaines écoulées, se sont fait un écho complaisant de certaines de ces fautes. Même s’il est facile de discerner, derrière ces attaques trop bien concertées, le désir d’atteindre, à travers ses responsables, l’Eglise et tout ce qu’elle représente, il ne faut pas refuser de reconnaître les manquements. Il faut avoir une compassion infinie pour les victimes, et pour tous ceux que le comportement d’hommes d’Eglise peut avoir blessés, choqués, meurtris. L’Église elle-même est blessée, choquée, meurtrie, par les fautes de ses fils. Mais il faut rappeler aussi que les fautes et les insuffisances des hommes ne sauraient entamer la vérité de l’Évangile et sa force de salut. Julien Green, à nouveau, découvrant en même temps la plénitude du catholicisme et l’effrayante médiocrité de ses ministres, écrivait encore ceci : « À parler très exactement, il n’y a pas de mauvais prêtres, il y a des hommes mauvais qui sont prêtres, et qui sont plus mauvais que d’autres parce qu’ils sont prêtres ; mais le prêtre qui est en eux, c’est Jésus-Christ ».[6]
C’est la présence du Christ, unique prêtre, unique sanctificateur, que nous sommes donc appelés à découvrir à travers les pauvres gestes humains, accomplis par de pauvres hommes, toujours insuffisants en comparaison de la grandeur de ce qu’ils accomplissent. Mais dans chaque eucharistie, si pauvre et pécheur que soit le ministre qui la célèbre, le Christ est présent, et « c’est l’œuvre de notre rédemption qui s’accomplit ». Nous, prêtres, demandons simplement de ne pas faire écran ; malgré notre opacité d’hommes pécheurs, de laisser quand même transparaître la grâce ; de laisser se réaliser à travers nous, malgré nous quelquefois, le « miracle de nos mains vides qui donnent ce qu’elles ne possèdent pas », selon le mot si juste de Bernanos.
Et vous, frères et sœurs, priez pour vos prêtres. Saints ou pécheurs, ce sont vos prêtres, et c’est par eux que le Christ se rend présent à vos vies. Priez pour que leurs vies soient moins indignes des mystères qu’ils célèbrent, des « trésors qu’ils portent dans des vases d’argile ». Priez pour qu’ils soient « de vrais témoins de la foi et de la charité ». Et priez pour les vocations. Si bafoué et sali qu’il puisse être – et parfois par ses propres représentants – si attaqué et contesté qu’il soit, sans le ministère des prêtres il n’y a pas d’Église. Et pour les fils des hommes il n’y a pas non plus de vocation plus belle et plus forte que de vouloir être, simplement, prêtre de Jésus-Christ.
L'abbé B. Martin
[1] Jeudi Saint, Prière Eucharistique III ou I
[3] CEC, 1367 ; Concile de Trente, Denzinger 1743
[4] Julien Green, Pamphlet contre les catholiques de France, (1924), 39-40. Œuvres …Pléiade, t. I, p. 885
[5] Sermon 25, 8 ; Commentaire sur les psaumes, Ps. 136.
[6] Julien Green, Id. , 77. Œuvres …Pléiade, t. I, p. 891
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