Conférence de Carême du 22 Février 2015 - P. Bruno Martin

PAUL VI ET LA LITURGIE


La documentation essentielle est extraite de Pierangelo CHIARAMELLO, Il rinnovamento liturgico cuore del rinnovamento della Chiesa nei discorsi di Paolo VI (1963-1978). Edizioni Liturgiche, Roma, 2014, 398p.

I - La jeunesse de J.-B. Montini et la question liturgique, de Chiari à l’aumônerie de la FUCI


- le contact dès l’enfance avec les bénédictins français de Sainte Madeleine de Marseille réfugiés à Chiari (revenus à Hautecombe en 1922)
- la fréquentation du P. Bevilacqua (1881-1965) et des oratoriens de Brescia
- l’influence de Dom Ildefonse Schuster (1880-1954) alors abbé de S. Paul hors les murs (1920-1921)

«Altare quidem Sanctae Ecclesiae, ipse est Christus. Cet ordre (le sous-diaconat) place le ministre proche de l’autel. Dieu fait homme a besoin d’un lieu. Le Christ qui se fait pain a besoin d’une table. Le pain consacré qui est la victime offerte a besoin d’un autel. L’autel est comme le reflet local de la présence et des mystères de Jésus-Christ. Là réside son Saint Corps dans l’Eucharistie ; là se rassemble son corps mystique qui est l’Eglise. C’est pourquoi l’autel est le vrai symbole du sacerdoce. Toutes nos offrandes y aboutissent, et tous les dons de Dieu en proviennent. L’autel est le foyer du culte. Tout principe religieux s’appuie sur lui ; tout principe moral, spirituel, social, s’y fonde. C’est la pierre d’angle : Lapis angularis, janua celestis. En outre, ce principe appliqué aux symboles du culte doit éduquer notre esprit au langage transfigurant des choses utilisées dans la liturgie. Peut-être que notre vie spirituelle est pauvre parce que peu parlent et comprennent ce langage. L’autel rassemble l’amour pour le Christ et pour l’Eglise ; il est la table de la charité, le foyer de la ferveur » (Réflexions au moment du sous-diaconat, 28 février 1920)

- J.-B. Montini est assistant du cercle Romain de la FUCI en 1923, Assistant général par nomination papale en 1925.

«Il y en a qui se tiennent dehors, sur le seuil, pour admirer les vitraux historiés, la fumée de l’encens, toute la splendeur externe et la beauté du culte, et qui se contentent d’un esthétisme vide. D’autres vont trouver dans la liturgie un matériel précieux de connaissances archéologiques, la réduisant aux manuscrits des antiques missels, faisant de la liturgie ne branche de l’histoire et de l’archéologie. On peut enfin admirer dans la liturgie le côté purement cérémoniel : les gestes, la «bonne éducation», pour ainsi dire, de la religiosité. …Dans un sens plus complet, plus compréhensif, la liturgie nous apparaît comme la participation au sacerdoce du Christ. Une médiation est nécessaire et nous la trouvons en Jésus Christ : Nous ne pouvons pas aller au Père sans le chemin qu’est le Christ et pour lequel il se constitue Prêtre. Par le chemin du Christ et de l’Eglise, prolongement historique du Christ, nous pouvons parvenir au Père» (congrès de la FUCI, Acireale, 1928)

«Nous voyons la nécessité de restaurer avec pleine confiance la prière authentique et la plus traditionnelle de l’Eglise, la liturgie, qui est préférable à toute autre forme, habituelle ou nouvelle, de la piété. Ce rappel n’est pas inutile si l’on pense d’un côté à l’impressionnante multiplicité des formes semi privées et semi nouvelles de piété qui vont en se propageant, et qui, en insistant pour se qualifier de manière superlative, laissent croire que le catholicisme n’a pas de langage plus théologique, plus humain, plus artistique, plus riche, à travers lequel s’exprimer ; et de l’autre, la répulsion instinctive qui éloigne de la prière ceux qui, habitués à réfléchir, ne la trouvent pas immédiatement, au premier contact, dégagée des habitudes dévotionnelles et sentimentales plutôt que vraiment pieuses, et emplie des notions religieuses grandes et élevées, qui ouvrent les ailes de proche en proche à toute la sagesse divine et humaine» (Bulletin de la FUCI, 10 février 1929)


II – La première grande action pastorale : archevêque de Milan (1954-1963)

«La sainte liturgie est la propre voix de la cathédrale. Elle en est la prière, l’action, le mystère de l’Eglise à sa vraie place, dans sa plus glorieuse et mystérieuse épiphanie. C’est la liturgie qui fait parler les pierres ; c’est la liturgie qui révèle et réalise le secret de la cathédrale, parce qu’elle y rend actuelle, dans sa plus grande plénitude, le mystère de la présence du Christ, Pain de Vie. Elle maintient cette promesse, que nos pas, dans le cours de l’histoire, jusqu’à la fin des temps, seront accompagnés par le Christ Seigneur, lui dont nous rappelons la venue, que nous célébrons présent, que nous attendons à venir ; tous ensemble reliés et ordonnés à son Corps mystique, tous ensemble comme suspendus et soupirant vers Lui : Amen, ainsi soit-il, viens, ô Seigneur Jésus !» (Revue diocésaine de Milan, 1959 «le secret de la cathédrale»)

La grande mission de Milan se déroule du 5 au 24 novembre 1957. J.-B. Montini la prolonge par une lettre pastorale pour le carême 1958, «Sur l’éducation liturgique»

«Entre toutes les possibilités, nous ferons porter notre attention, dans cette lettre pastorale, sur une seule conséquence, qui est celle qui semble la première et la plus directe réponse à l’heureuse révélation que Dieu a daigné faire de Lui-même en mettant sur nos lèvres, par l’enseignement de notre Seigneur Jésus-Christ, le tout simple et ineffable nom de Père, c'est-à-dire la prière. Il y a besoin que nos rapports avec Dieu redeviennent un colloque, comme il convient à des fils, dans une plénitude d’Esprit et de vérité … Il y a besoin que notre vie spirituelle s’enrichisse d’une nouvelle intériorité et d’une nouvelle conversation avec Dieu ; il y a besoin que notre sens religieux, réveillé par la requête d’une vérité d’ordre surnaturel, retrouve son langage, extrêmement limpide et sincère, valide et authentique, plein de vérité et de poésie, pour se mettre en communication avec Dieu présent.
[Pour cela la prière liturgique] est comme l’artère centrale à laquelle conduisent tous les autres ruisseaux de la prière privée populaire, et d’où d’autres découlent pour la vie spirituelle personnelle ; et c’est celle que doivent suivre tous les pasteurs et les fidèles, non par pur devoir d’observance extérieure, mais pour trouver l’indispensable aliment intérieur. C’est celle qui doit constituer le courant principal de la vie religieuse catholique au sein du profane, toujours croissant, de la société moderne, et qui doit donner à l’Eglise une conscience plus profonde et plus originelle d’elle-même, une capacité plus simple et plus aimable pour attirer les âmes au contact et à la régénération de l’union à Dieu. La liturgie se présente aujourd’hui comme le problème central de la vie pastorale.»

«La liturgie est la régénération chrétienne : elle-même, par sa célébration, obtient tout ce que nous cherchons ; elle-même est l’aboutissement de tout l’effort ascétique et de l’action pastorale. La liturgie ne doit pas être subordonnée, dans l’échelle des valeurs, aux aspects didactiques et disciplinaires du christianisme, mais c’est plutôt l’inverse. La prière, la contemplation, le culte de Dieu, obtiennent du Christ le premier des éloges ; l’Eglise orante est la préférée : Mariam optimam partem elegit. C’est ainsi que, même si l’action liturgique n’avait aucune utilité, déjà apporterait-elle avec elle cela, adorer et aimer le Seigneur. Nous devrions célébrer la liturgie, même si elle ne servait à rien pour notre action pastorale. Je le dis brièvement : premièrement, la liturgie aide puissamment à la régénération chrétienne par le renouveau de la conscience sacerdotale qu’elle porte avec elle ; en second, elle aide puissamment la vie spirituelle de toutes les catégories de fidèles ; troisièmement, elle aide puissamment par toute la floraison d’humanité et de beauté dont elle revêt la Sainte Eglise de Dieu» Discours au congrès liturgique de Vérone. Revue diocésaine de Milan, 1958

III- Paul VI et la réforme conciliaire


1- Le temps de l’élaboration et de la première expérimentation

Le 24 octobre 1964 le pape Paul VI donne sa « feuille de route » au Consilium chargé de la révision des livres liturgiques :
«La part de travail qui vous est assignée regarde, en tout premier lieu, la révision des livres liturgiques. Il n’est pas besoin de dire que ce travail représente une masse énorme, et comporte de très grandes difficultés. Il s’agit en effet des formules de la prière liturgique, et la revoir, la rénover ou la reformuler, requiert de votre part non seulement une grande sagesse et un jugement perspicace, mais aussi une juste connaissance des nécessités de notre temps, unies à une connaissance complète du patrimoine liturgique reçu de la tradition. En cette matière il doit vous être bien présent que les formules de la prière publique ne sauraient être dignes de Dieu si elle n’expriment pas fidèlement la doctrine catholique ; qu’elles doivent être composées avec tout le raffinement du style, comme il convient à la majesté du culte divin ; qu’elles doivent inspirer un souffle de religieuse piété, qu’elles doivent frapper par leur brièveté et leur simplicité, en sorte qu’elle soient comprises de manière droite, et que la douceur de leur vérité soit perçue facilement. C’est ainsi que l’on obtiendra que la prière publique de l’Eglise réponde pleinement à la nature et au caractère de la Sainte Liturgie, et que par elle le peuple chrétien offre à Dieu la gloire qui lui est due.
Vous savez que les Pères du Concile Œcuménique, en statuant à propos des normes de la Sainte Liturgie, avaient en vue ce but pastoral, que les fidèles participent aux célébrations liturgiques d’une manière toujours plus active, et qu’auprès de cette source suprême de sainteté et de grâce, ils obtiennent plus abondamment et plus facilement l’aliment de leur vie chrétienne. En effet, comme l’enseigne sagement la susdite Constitution sur la liturgie, même si la liturgie est d’abord le culte de la divine majesté, elle contient pourtant aussi l’enseignement du peuple chrétien. Dans la liturgie, en effet, Dieu parle à son peuple, et le Christ annonce encore son Evangile. C’est pourquoi vous devez avoir un soin particulier pour que le culte liturgique devienne une école du peuple chrétien ; une école de piété, par laquelle les fidèles apprennent à nourrir leur relation intime à Dieu ; une école de vérité, dans laquelle l’âme, à travers les signes visibles, s’élève à la connaissance et à l’amour des réalités invisibles ; une école enfin de charité chrétienne, par laquelle chacun se sentira plus unis par les liens de la communion fraternelle avec les autres membres de l’Eglise.
La droite application de la Constitution sur la Liturgie requiert enfin que vous sachiez conjuguer dans une belle harmonie le nouveau et l’ancien. Il faut que le désir de nouveauté ne soit pas excessif, ne prenant pas assez en considération ou oubliant tout à fait la patrimoine liturgique du passé. Cette manière erronée d’agir serait non un renouveau, mais une révolution de la sainte liturgie. La liturgie est en effet un bel arbre dont la beauté vient de son continuel renouvellement, mais dont la vigueur provient de l’ancienneté du tronc qui enfonce de profondes racines dans la terre. C’est pourquoi dans le champ liturgique il ne doit pas y avoir de contradiction entre le présent et le passé, mais tout doit se développer harmonieusement, afin que chaque innovation soit en parfaite consonance avec la saine tradition, et que les nouvelles formes liturgiques fleurissent spontanément à partir de celles qui existent déjà». Allocution au Consilium, 29 octobre 1964.

A partir de là tout commence. Lors de l’Angelus du 7 mars 1965 Paul VI annonce l’introduction de la langue vulgaire dans la liturgie :
«L’Eglise a estimé nécessaire cette mesure ­pour rendre intelligible sa prière. Le bien du peuple exige ce souci de rendre possible la participation active des fidèles au culte public de l’Eglise. L’Eglise a fait un sacrifice en ce qui concerne sa langue propre, le latin, qui est une langue sacrée, grave, belle, extrêmement expressive et élégante. Elle a fait le sacrifice de traditions séculaires, et, surtout, de l’unité de langue entre ses divers peuples, pour le bien d’une plus grande universalité, pour arriver à tous»

Mais s’adressant aux traducteurs des livres liturgiques :«Même si la langue parlée, qui a maintenant sa place dans la liturgie, doit être adaptée pour être comprise de tous, même des petits et des simples, elle doit aussi être digne des vérités élevées qu’elle porte, différente du langage parlé de la rue ou de la place publique, pour qu’elle touche les sentiments de l’âme et qu’elle enflamme les cœurs» Allocution, 10 novembre 1965.  

Le pape revient encore sur la question de la « nouveauté » devant le consilium :
«[La révision des rites à laquelle vous travaillez] exige de vous des dons spirituels particuliers : le sens du sacré, qui comporte la révérence pour les cérémonies que l’Eglise affecte au culte divin ; le respect de la tradition, par laquelle nous est donné un héritage précieux et vénéré ; l’intelligence historique touchant la formation des rites qui sont aujourd’hui à revoir, et leur véritable signification, tant euchologique que symbolique ; et ainsi de suite. Un tel examen ne doit pas être guidé par le propos préconçu de changements injustifiés, ni par une hâte iconoclaste qui voudrait tout réformer et changer, mais par une religieuse prudence et un respect intelligent. Il nous faut chercher ce qui est meilleur plutôt que ce qui est nouveau ; et, dans le nouveau, ce qui nous redonne les trésors les plus inspirés de la piété chrétienne doit être préféré à nos modernes inventions, sans pour autant fermer les lèvres de l’Eglise d’aujourd’hui pour son « cantique nouveau », si le souffle de l’Esprit-Saint le lui inspire.
Et voici votre seconde et très délicate mission : l’étude de l’expression liturgique, que ce soit dans les paroles, dans la musique et dans le chant, dans le geste ou l’action rituelle. Cette attention à la source biblique de tout acte liturgique, ce souci de faire concorder la lex orandi avec la lex credendi, de conserver à la prière liturgique sa riche signification doctrinale et de proportionner le langage cultuel à son contenu dogmatique, et à la hiérarchie des valeurs célébrées, requiert de vous non seulement votre érudition de chercheurs, votre talent de lettrés ou d’artistes, mais votre âme amoureuse de Dieu, du Christ et de son règne ; votre âme experte, nous le croyons, aux effusions mystiques du colloque spirituel. Cette étude, qui reçoit de la prière personnelle et vécue son génie intime, et qui appelle à son aide les secrets de l’art, est celle qui met le plus à l’épreuve votre capacité, et c’est celle qui donnera à la réforme que vous êtes en train d’élaborer, avec le sceau mystérieux de la beauté, le charisme de l’universalité conjoint à celui de la durée, nous dirions, de la jeunesse éternelle : la liturgie mérite des dons aussi précieux.» (Allocution au Consilium, 13 octobre 1966)

2- Le temps des réalisations et des premières douleurs


«Si la recherche doctrinale sur l’essentiel du rite liturgique eucharistique porte à reconnaître comme absolument prévalent son contenu sacramentel ayant pour fin l’unité du corps mystique, et peut être ainsi appelé, par antonomase, le sacrement de la charité, cela n’autorise aucunement à dépouiller de son propre arbitre le culte établi par l’Eglise de ses formes sacrales et ornementales, avec lesquelles il doit être célébré et offert au peuple de Dieu. Non seulement l’enveloppe artistique du culte serait de cette manière rejetée, mais le contenu du mystère serait avili, la loi de la prière communautaire subvertie, et à la fin la mystérieuse réalité de l’Eucharistie pourrait être elle-même mise en doute ou niée.» (Audience du 4 juin 1967)

Les abus eux-mêmes entraînent une accélération de la réforme, jusqu’à la publication du nouvel Ordo Missae (30 novembre 1969), que Paul VI présente ainsi lors de l’audience du 26 novembre :
«Qu’est-ce qui vaut plus que ces très hautes valeurs de notre Eglise ? L’intelligence de la prière vaut plus que les antiques vêtements de soie dont elle était royalement revêtue ; vaut plus que tout la participation du peuple, du peuple d’aujourd’hui saturé de paroles claires, intelligibles, traduisibles dans sa conversation profane. Si le latin divin tenait écarté de nous l’enfance, la jeunesse, le monde du travail et des affaires, s’il était un diaphragme opaque plutôt qu’un cristal transparent, nous, pêcheurs des âmes, aurions-nous fait un bon calcul en lui conservant la domination exclusive sur la conversation religieuse et priante ?
La richesse de la liturgie sera rendue évidente par la plus grande simplicité des cérémonies, par la variété et l’abondance des textes scripturaires, par l’action conjointe des différents ministres, des silences qui scandent le rite dans ses divers moments, et surtout par l’exigence de deux attitudes indispensables : l’intime participation de chaque assistant, et l’effusion dans les âmes de la charité communautaire ; attitudes qui devront faire de la messe plus que jamais une école de spiritualité profonde et comme le stade d’entraînement, tranquille mais exigeant, de la vie sociale chrétienne.»

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